Amazon condamné à 4.000.000€ d’amende pour des clauses « exorbitantes du droit français »

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Les contrats d’Amazon avec les vendeurs tiers seraient, donc, « significativement déséquilibrés ». Toute surprise étant écartée, passons aux faits puis au droit : dans un jugement en date du 2 septembre 2019, le Tribunal de commerce de Paris a infligé une amende civile de 4.000.000€ à deux sociétés du groupe Amazon pour le déséquilibre significatif constaté dans ses contrats passés avec les vendeurs tiers, c’est-à-dire ceux qui vendent leurs produits sur sa place de marché.

Ce billet fera une entorse aux canons du raisonnement juridique en envisageant d’abord les éléments matériels (ie les clauses visées) avant de se consacrer aux questions plus strictement juridiques, telles que la condition de soumission du partenaire ou la compétence du tribunal, ordinairement traitées de façon préliminaire.

L’article L.442-6 1 2° du Code de commerce – dans sa version applicable aux faits de l’espèce, la nouvelle version étant en ligne ici – fixe le cadre sanctionnant les déséquilibres contractuels significatifs :

I. – Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers (…) 2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties

L’analyse des clauses liant Amazon aux vendeurs tiers par le tribunal

Conformément à la démarche requise dans le cadre de l’appréciation d’un déséquilibre significatif, le tribunal procède à une analyse concrète poussée des clauses (analyse in concreto et non in abstracto). Ainsi les clauses doivent-elles être examinées non seulement dans la rigueur de leur rédaction mais aussi dans leur application concrète.

A cet égard, le tribunal s’appuie sur les témoignages de vendeurs tiers, dont certains ont été recueillis de façon anonyme sur procès-verbaux lors de l’enquête préalable. Plus encore, l’analyse est menée en tenant compte de la puissance économique respective d’Amazon et des vendeurs tiers. Enfin, le tribunal prend en considération l’économie générale du contrat, afin de déterminer si l’effet des clauses que l’on peut estimer déséquilibrées n’est pas contrebalancé par d’autres clauses – ce qu’en l’occurrence, il a écarté.

De façon plus spécifique à cette affaire, on note aussi une prise en compte de la nature spécifique des places de marché : le tribunal ne néglige pas ce qu’implique la gestion de… 136 millions de référence et 170.000 vendeurs tiers ! Il relève ce qu’une telle masse exige d’automatisation, mais n’en fait d’ailleurs pas crédit à Amazon : ainsi relève-t-il que rien ne s’oppose à ce qu’Amazon envoie un courriel automatisé à ses vendeurs tiers pour leur délivrer une information contractuelle, puisqu’elle sait le mettre en place pour ses centaines de milliers de clients.

Ceci étant précisé, le tribunal a jugé qu’introduisaient un déséquilibre contractuel significatif les clauses :

  1. permettant une modification à tout moment, sans préavis ni information de toute disposition contractuelle;
  2. autorisant Amazon à résilier ou suspendre le contrat à tout moment, pour toute raison, sans préavis et sans durée définie;
  3. permettant à Amazon de faire varier ses indicateurs de performance sans préavis ni explication sur la manière dont ils sont déterminés, sur les conséquences de cette variation et sans autre information qu’un affichage dans le tableau de bord (Seller Central);
  4. autorisant Amazon à retarder, suspendre ou refuser la vente d’un produit à sa seule discrétion (et alors que certains produits sont en concurrence avec des produits Amazon);
  5. obligeant le vendeur tiers à rembourser, même en cas de non-retour du produit et même si la réclamation apparaît injustifiée et en ce qu’elle affiche ces réclamations dans le tableau de bord avec les réclamations justifiées;
  6. exigeant une parité entre les différents canaux de vente, en ce compris le prix du produit;
  7. exonérant Amazon de toute responsabilité relative à l’expédition et à la livraison des produits à l’étranger, ainsi qu’en tant que dépositaire ou manutentionnaire en cas de perte ou de dommage infligé au produit.

En revanche, il n’a pas suivi le Ministre dans son analyse concernant les clauses :

  1. autorisant Amazon à stopper de manière discrétionnaire une transaction en cas de fraude à la carte de crédit;
  2. autorisant Amazon à utiliser les marques, informations produits, données etc fournies par le vendeur tiers pendant l’exécution du contrat;
  3. exonérant Amazon de responsabilité en cas de dysfonctionnement du site, dans la mesure où elle garantit un haut niveau d’indemnisation et n’est pas limitée en cas de négligence grossière ou de faute grave imputable à Amazon.

La caractérisation de la soumission, ou de la tentative de soumission, du partenaire

Il ne suffit pas qu’un contrat soit déséquilibré pour tomber sous le coup de l’ex-article L.442-6.I 2° du Code de commerce (désormais article L.442-1 2°). Encore faut-il que soit caractérisée la soumission ou la tentative de soumission du partenaire. En pratique, cela se rencontrera essentiellement dans les situations dans lesquelles l’un des cocontractants est dans l’incapacité de négocier soit, généralement, dans les contrats d’adhésion.

En l’occurrence, le tribunal rappelle quelques critères jurisprudentiels, rassemblés en un faisceau d’indice : « rôle incontournable de l’une des deux parties, puissance de négociation de la société qui occupe une position de leader sur le secteur économique concerné par sa taille et sa notoriété, intermédiaire incontournable sur le marché pertinent, absence de marge réelle de négociation des cocontractants, clause dénoncée se retrouvant dans tous les contrats, clause générale et imprécise dans tous les contrats….« 

L’acception large de la notion de partenaire commercial

La notion de partenaire commercial est évidemment plus large que celle de cocontractant. Ainsi peut-il s’agit d’une entreprise avec laquelle un courant d’affaires est maintenu, mais le tribunal apporte des précisions.

En effet, l’une des deux entreprises affirmait ne pas être un partenaire commercial des vendeurs tiers, « en ce qu’elle n’a pas une volonté commune avec cette dernière d’effectuer de concert des actes ensemble » et les quelques relations qu’elle a pu entretenir avec les vendeurs tiers n’étant que des « interactions ponctuelles sans que les critères de la durée et de la réciprocité d’un projet commun, nécessaires pour établir l’existence d’un partenariat commercial, soient remplis. »

A ceci, le tribunal répond qu’en l’espèce la société concernée était directement impliquée dans les relations entre l’autre société du groupe et les vendeurs tiers mais encore que : « le partenariat économique s’étend aux sociétés, même si elles n’ont pas elle­ même conclues de contrats avec le client ( ici le vendeur tiers), qui ont pris personnellement part aux pratiques restrictives de concurrence, concouru aux dommages causés par leur partenaire en raison de ces pratiques en fournissant les moyens et assuré l’exécution du contrat comportant des clauses manifestement déséquilibrées« .

Ce développement, bien qu’intéressant, ne conservera probablement qu’un intérêt historique ou pour les affaires engagées sous l’empire de l’ancienne version du texte. La nouvelle version, issue de l’ordonnance du 24 avril 2019, ne mentionne plus cette notion et, plus encore, évoque « l’autre partie« , de sorte que seul un cocontractant pourra vraisemblablement être mis en cause.

La compétence territoriale du Ministre de l’Économie

Amazon a tenté d’opposer au Ministre de l’Économie le fait que ses contrats comportent une clause attributive de compétence aux juridictions du Luxembourg (précisant que les 2/3 des vendeurs tiers sont domiciliés à l’étranger), ainsi que les règles européennes rendant applicables les lois du lieu où le dommage survient.

Le tribunal relève notamment les nombreux facteurs de rattachement du litige avec la France, parmi lesquels le fait – tout de même – qu’un tiers des vendeurs tiers soient domiciliés en France, le grand nombre d’acheteurs en France, les livraisons de produits… et que l’atteinte à la concurrence se produit sur le marché national.

Surtout, la clause attributive de compétence est logiquement écartée au motif que le Ministre dispose d’une action autonome, « qui n’est [évidemment] pas soumise au consentement des cocontractants« . La Cour de cassation avait d’ailleurs déjà jugé que le Ministre de l’Economie aux fins d’annulation des contrats ou de cessation des pratiques avait une nature quasi-délictuelle, de sorte qu’il avait le choix d’attraire le défendeur (à l’époque, le Galec), « devant la juridiction du domicile du défendeur, celle du lieu du fait dommageable ou celle du lieu dans le ressort de laquelle le dommage a été subi » (Cass. com., 18 octobre 2011, n°10-28005).

Plus encore, dans un arrêt en date du 6 juillet 2016, la Cour avait également indiqué que :  » l’action (…) attribuée au titre d’une mission de gardien de l’ordre public économique pour protéger le fonctionnement du marché et de la concurrence est une action autonome dont la connaissance est réservée aux juridictions étatiques au regard de sa nature et de son objet » (Cass. com., 6 juillet 2016, n°15-21811).

Ce qui valait à l’époque pour une clause d’arbitrage vaut pour une clause d’attribution de juridiction.

En conclusion ? Quatre millions.

Le Tribunal condamne Amazon à supprimer les sept clauses concernées de ses dispositions contractuelles dans les 180 jours de la décision, sous astreinte de 10.000€ par jour de retard.

En ce qui concerne l’amende civile, le tribunal tient compte de la place de leader occupée par Amazon, de l’effet d’entraînement d’Amazon sur le fonctionnement des autres places de marché, de sa notoriété etc. Mais il retient aussi, à son bénéfice, sa bonne foi depuis l’ouverture de l’enquête, son rôle de pionnier dans la distribution, les importants investissements réalisés, et sa volonté exprimée dans ses écritures et pendant les débats de modifier rapidement et significativement certaines des clauses évoquées.

Par conséquent, le Tribunal accepte de limiter le montant de l’amende à 75% du plafond de 5 millions… et de n’en infliger que 4.

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