Rupture brutale : indemnisation du dirigeant-clé ?

Vous êtes ici : BeLeM Avocats > Le blog > Rupture brutale > Rupture brutale : indemnisation du dirigeant-clé ?

rupture-300x204L’élargissement du domaine de la rupture est un objet continuel d’émerveillement juridique. Initialement conçue comme visant à remédier aux déréférencements sans préavis de la grande distribution, la disposition relative à la rupture des relations commerciales – l’article L.442-6 I 5° du Code de commerce – n’a cessé de conquérir un champ d’application insoupçonné lors de son adoption.

Alors que le domaine de la rupture brutale des relations commerciales établies a déjà connu un bel élargissement, la Cour d’appel de Paris a tiré de nouvelles conséquences de sa rédaction large dans un arrêt en date du 26 avril 2013 (M. Jean-Claude Le Dunc, S.A.R.L. JCLD Print c. S.A. Lapeyre, n°11/18131).

Cet arrêt apporte ainsi :

  • une confirmation : un lien direct entre l’auteur de la rupture et la victime de la rupture n’est pas requis;
  • une illustration inédite : le dirigeant salarié d’un tiers peut solliciter l’indemnisation du préjudice subi en raison d’une rupture brutale de relations commerciales établies.

Les faits : une relation de 40 ans avec un dirigeant, au travers de différentes structures

Le schéma est inédit : la Cour d’appel de Paris a ainsi fait droit à la demande d’indemnisation du dirigeant d’une société, tout en rejetant celle de la société elle-même. Ce n’est pas tout : cette société n’était même pas en lien direct avec l’auteur de la rupture… et, pour sa part, la victime directe de la rupture ne la contestait pas.

Il faut dire que ce dirigeant, M. Le Dunc, travaillant dans le domaine de l’imprimerie, est apparu comme un intervenant clé durant près de quarante ans.

  • Depuis 1969, il travaillait sur le catalogue de la société Lapeyre. En 1997, un contrat intuitu personae était conclu entre cette dernière et la société UCI, dont M. Le Dunc était dirigeant, faisant de sa présence en tant que tel une condition du maintien du contrat;
  • Lorsque, ultérieurement, la société UCI a été rachetée par une société Mundocom, celle-ci a employé M. Le Dunc comme Directeur Général Adjoint et la société Lapeyre a précisé qu’en contractant avec la société Mundocom, elle entendait poursuivre sa collaboration  « historique » avec M. Le Dunc.
  • En juillet 2006, suite à un appel d’offres, la société Lapeyre a fait appel à une nouvelle société, la société Come Back Graphik Associés, mais a précisé, dans le contrat conclu qu’elle devrait faire appel aux services « du prestataire » en raison de sa « connaissance particulièrement aigue des productions Lapeyre« . Il semble que la société JCLD Print ait été constituée pour les besoins de la collaboration avec la société Come Back Graphik Associés.

En 2009, M. Le Dunc a été informé qu’il ne serait plus appelé à collaborer à la réalisation des catalogues Lapeyre. Dans le même temps, un nouvel appel d’offres était lancé, auquel concourrait la société Come Back Graphik Associés.

La décision : la relation commerciale peut être entretenue avec un salarié

La Cour d’appel de Paris a rejeté la demande d’indemnisation de la société JCLD Print, en faisant droit à l’argumentation de la société Lapeyre, qui affirmait n’avoir aucune relation directe avec cette entité.

En revanche, ses attendus concernant M. Le Dunc méritent d’être repris (sans reproduire pour autant l’intégralité des attendus soulignant l’implication directe de M. Le Dunc durant près de 40 ans) :

« Que contrairement à ce que soutient la société Lapeyre, ce texte n’exige pas qu’il existe un lien direct entre le commerçant à l’origine de la rupture et l’agent économique qui s’en prétend victime ;

(…)

Considérant qu’en l’espèce, les pièces produites démontrent que M. Le Dunc a consacré toute sa vie professionnelle à la confection du catalogue Lapeyre et a tiré l’essentiel de ses revenus de cette activité ;

Considérant que l’ensemble de ces éléments démontre que M. Le Dunc avait une relation commerciale établie avec la société Lapeyre, peu important qu’il l’ait entretenue comme salarié, dirigeant de son cocontractant ou dirigeant d’une entreprise sous traitante de celui-ci ;

(…)

Considérant qu’au regard de la durée des relations, du rôle joué par M. Le Dunc, qui a assuré la maîtrise d’œuvre des catalogues pendant quarante ans et pouvait estimer que cette mission perdurerait jusqu’à sa retraite (il était âgé de 62 ans en 2009), la rupture des relations par téléphone sans la moindre explication sur le refus implicite de l’impliquer dans le cadre du nouveau marché, alors que la société Lapeyre a suffisamment démontré que ses partenaires ne pouvaient refuser une telle demande, est abusive au sens du texte précité justifiant, à hauteur de la demande, la réclamation de M. le Dunc au titre du préjudice moral induit par cette attitude ; »

La portée : une décision intéressante, et à confirmer

Cet arrêt pourrait n’être qu’un arrêt d’espèce. Les considérations d’équité ne semblent pas étrangères à cette décision. Mais la Cour pose également des attendus susceptibles de constituer des attendus de principe.

Et, de fait, si certains avaient évoqué une rigueur nouvelle des juridictions (après un élargissement considéré comme excessif du champ d’application de l’article L.442-6.I.5° du Code de commerce), cette décision de la Cour d’appel de Paris pousse un peu plus loin la logique de cet article.

Elle n’est toutefois pas pleinement satisfaisante, en raison d’imprécisions sur les faits et sur la demande financière de la société JCLD Print, quand il ne s’agit pas de contradictions à tout le moins apparente.

Il en est ainsi du rejet de la demande de la société JCLD Print, alors que les demandes de M. Le Dunc sont accueillies.

Dans le premier cas, la Cour fait droit à l’argumentation de la société Lapeyre qui soutenait qu’elle n’avait « aucune relation avec cette entité » alors que, concernant M. Le Dunc, elle écrit explicitement quelques lignes plus loin : « ce texte n’exige pas qu’il existe un lien direct entre le commerçant à l’origine de la rupture et l’agent économique qui s’en prétend victime« .

Ce rejet des prétentions de la société JCLD Print est d’autant plus surprenant que la Cour de cassation a déjà rappelé qu’un tiers à une relation peut invoquer la rupture brutale de cette relation, dès lors qu’elle lui a causé un dommage. Certes, la matière ne se laisse enfermer dans aucune frontière juridique1 et appréhende une réalité économique hors de tout formalisme, mais faut-il aller jusqu’à ignorer la réalité juridique que constitue la personne morale support de l’activité ? On remarquera d’ailleurs qu’en fin de compte le préjudice financier de la société n’est pas indemnisé2 et que seul le préjudice moral du dirigeant est pris en compte.

Il faut noter toutefois que si cette solution va plus loin la jurisprudence connue, elle est cohérente avec celle-ci : la Cour de cassation a souligné dès 2007 que l’article L.442-6.I.5° du Code de commerce s’applique « quelque soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé« . Seul le statut de l’auteur de la rupture est déterminant : il doit s’agir d’un « producteur, commerçant, industriel ou [d’une] personne immatriculée au répertoire des métiers« . En l’occurrence, pour l’appliquer à un salarié, la Cour d’appel de Paris a pris soin d’évoquer un « agent économique« .

Cet arrêt ouvre ainsi encore de nouvelles perspectives , laissant d’ailleurs ouverte la question d’un cumul d’indemnisation du préjudice financier de la société, et du préjudice morale du dirigeant…

 

Photo : Adam Foster

  1. CDI ou succession de contrats commerciaux à durée déterminée, absence de contrat, cession d’actifs etc. []
  2. Il est vrai aussi que la société avait commis l’erreur de réclamer l’indemnisation de son chiffre d’affaires. []

tags:

21 mai 2013 |

Aucun commentaire

The comments are closed.