Le recours au « black hat SEO » peut relever de la concurrence déloyale

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La Cour d’appel de Douai a rendu, le 5 octobre 2011, un arrêt qui provoque un émoi certain dans le milieu du référencement internet. Par cette décision, la Cour aurait considéré que l’utilisation d’une technique usuelle de référencement serait abusive, et puisse constituer un acte de concurrence déloyale.

Dans cette affaire, l’intimée, Céline S. reprochait à Julien L. et à la SARL Saveur Bière, d’avoir déposé un nom de domaine extrêmement proche de celui qu’elle exploitait, puisqu’il s’agissait de selectionbiere.com alors même qu’elle utilisait selection-biere.com. Selon l’intimée, cette exploitation détournait du trafic destiné à son site.

Elle reprochait également à l’appelant (Julien L.) l’utilisation de pages satellites destinées à capter du trafic pour le diriger vers son propre site.

La technique peut être définie ainsi :

« Une page satellite est une page créée spécifiquement pour « séduire » les algorithmes des moteurs de recherche et notamment celui utilisé par Google. Son rôle est de constituer un point d’entrée pour les visiteurs en provenance des moteurs de recherche. Il peut exister autant de page satellites que de thématiques ou expressions visées. Un assureur peut ainsi développer une page satellite pour assurance auto, assurance moto, assurance habitation, etc. »

Enfin, elle reprochait à Julien L. et à Saveur Bière un dénigrement, dans la mesure où ils affirmaient qu’un modèle de tireuse qu’ils distribuaient était plus fiable qu’un autre modèle, distribué par Céline S. (sans toutefois la viser explicitement). Julien L. et sa société ont été condamnés en première instance. Le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing a retenu l’existence du dénigrement, les a condamnés à transférer la propriété du nom de domaine à Céline S. et à cesser d’utiliser le nom de domaine concerné dans leurs pages satellites. La Cour confirme la décision du Tribunal relative au dénigrement, mais l’infirme au regard du transfert du nom de domaine ainsi que sur la suppression des pages satellites.

Une solution classique sur le dénigrement et sur le nom de domaine

La solution adoptée par la Cour à cet égard est très classique. La Cour souligne que :

« en affirmant faussement sur leur site saveur-biere.com que les nouveaux produits qu’ils commercialisent sont plus fiables que les anciens produits, qui sont ceux commercialisés sur le marché allemand et distribués par Céline S., la sarl Saveur Biere et Julien L., en leur qualité de propriétaire du nom de domaine et d’exploitant du site, commettent des actes de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale au préjudice de leur concurrente dont les produits sont signalés comme déficients. »

Cet arrêt illustre toutefois la jurisprudence selon laquelle (i) il n’est pas nécessaire que le concurrent soit explicitement désigné pour que le dénigrement soit constitué et (ii) le dénigrement ne porte pas nécessairement sur le concurrent, mais peut être constitué s’il porte sur les produits vendus ou fabriqués par celui-ci.

La décision est également classique, comme le relève Cédric Manara en ce qui concerne le choix du nom de domaine. La Cour rappelle que les noms de domaine ne sont pas couverts par des droits privatifs et considère  que les termes « sélection » et « bière » ne sont pas des termes distinctifs, de sorte qu’il ne peut être reproché à Julien S. et à Saveur Bière d’en faire l’utilisation.

Une solution débattue sur la technique de référencement par l’utilisation de pages satellites

C’est bien sur la technique de référencement que le débat se concentre.

A cet égard, la Cour considère que le procédé utilisé est une technique déloyale, les sites « n’offrant aucun service, sinon de proposer une suite de liens renvoyant sur le site principal de la société Saveur Biere« .

Elle juge que :

« l’ensemble de ces techniques sont destinées à tromper les moteurs de recherche sur la qualité d’une page ou d’un site afin d’obtenir par un mot- clef donné, un bon classement dans les résultats de moteurs »

et considère :

« qu’en multipliant la réservation de noms de domaine comportant à de nombreuses reprises le terme bière favorisant la création de liens orientant vers leur nom de domaine, le plaçant de ce fait en tête des moteurs de recherche, Julien L. et la sarl Saveur Biere ont commis des actes de concurrence déloyale en privant le site appartenant à Céline S., qui exerce dans le même secteur d’activité, d’être normalement visité. »

Ainsi, la Cour considère que cette technique conduit à obtenir un classement artificiel dans les résultats des moteurs de recherche et constitue  une pratique déloyale.

Quelques mots sur le débat provoqué par la décision : le juge veut-il la mort du SEO ?

Il convient de rappeler à cet égard que la loi n’est pas muette sur le SEO (Search Engine Optimization). Certes, elle ne l’aborde pas directement. On pourrait d’ailleurs se réjouir qu’elle ne définisse pas les bonnes techniques de référencement, dès lors que l’on dénonce souvent l’inflation législative. En outre, il n’est pas toujours souhaitable que le législateur tente de poser un cadre sur un secteur qu’il maîtrise mal et dont les techniques sont en évolution permanente.

Mais surtout, en matière de concurrence déloyale, les juridictions s’appuient sur un article d’application générale. Il s’agit de l’article l’article 1382 du Code civil, relatif à la responsabilité délictuelle, selon lequel,

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

Ainsi, le juge peut parfaitement examiner une pratique de référencement si l’on peut établir qu’elle cause à autrui un dommage

Ceci étant précisé, la décision fait débat. Cédric Manara considère qu’elle est stupéfiante, Papy Spinning estime que ce serait désormais l’ensemble du SEO qui constitue de la concurrence déloyale. A l’inverse, Numerama évoque une condamnation du « black hat SEO » et conclut qu’il y a là « de quoi peut-être faire condamner en justice toute utilisation excessive de techniques de « black hat SEO« .

White hat, Black hat, de quoi s’agit-il ? Des chapeaux des cow-boys dans les vieux westerns, certes, mais également, selon Wikipedia de deux types de techniques de référencement :

« Le référencement se manipule de différentes façons, qualifiées de « white hat » et « black-hat ». La base du référencement white hat est de créer un contenu de qualité qui va être pertinent à l’utilisateur. La base du black hat est d’utiliser toutes les manières disponibles, quitte à courir le risque de voir son site retiré de l’index de Google ou autre moteur de recherche. »

On peut encore lire ceci :

« Les techniques dites black hat vont elles aussi permettre d’améliorer le référencement d’un site Web. Elles vont cependant le faire de manière douteuse en manipulant l’algorithme de Google. Les techniques black hat amènent des dommages collatéraux tel la diminution de la qualité des résultats des moteurs de recherche »

Or, la technique consistant à créer des pages satellites semble assez communément perçue comme relevant du black hat, à en juger par le nombre de sites qui la classent ainsi (cf. glossaire.info.webmaster.fr, blackhatseo.fr, chronoduweb.com, homo-economicus.com…). Encore faudrait-il probablement distinguer selon que les pages satellites concernées proposent un contenu véritable, informationnel, une charte graphique… ou une suite de liens, un contenu dupliqué etc.

Certains répondront que le juge n’a pas à apprécier de la « qualité » d’une page, ce qui serait trop subjectif pour entrer en ligne de compte. Pourtant, l’exercice de la justice ne relève pas de la mise en oeuvre de formulaires, et les juges apprécient bien souvent des éléments de fait subjectifs (à titre d’exemple, la publicité pour l’alcool) qui relèveront de leur « appréciation souveraine« .

En l’espèce, les sites in2beers, monsieurbiere, couleursbiere, esprit-biere, mister-biere, misterbiere, aufrigo, cités dans l’arrêt, présentaient un contenu rédactionnel très pauvre, parfois simplement dupliqué, et étaient essentiellement constitués d’une suite de liens destinés à mettre en avant le site Saveur-Biere.com. C’est bien ce que reproche la Cour d’appel, en retenant que « ces sites n’offrent aucun service, sinon de proposer une suite de liens renvoyant sur le site principal de la société Saveur Biere« . La Cour ne paraît donc pas condamner le recours à la technique des pages satellites en lui-même, mais seulement l’utilisation de pages satellites sans contenu rédactionnel, informatif etc.

Julien L. et Saveur Bière semblent donc bien avoir utilisé une technique de référencement largement reconnue comme « tendancieuse » par les professionnels du secteur et destinée à tromper les moteurs de recherche. Or, le manquement aux (bons) usages professionnels a déjà été reconnu par les tribunaux comme constituant une faute permettant de caractériser la concurrence déloyale.

Ce ne serait donc pas « le SEO » en tant que tel, et pris globalement, qui serait ainsi jugé abusif par la Cour d’appel de Douai, mais seulement une certaine technique de SEO que les praticiens reconnaissent eux-mêmes comme étant houlala.

Les praticiens du SEO ne sont donc pas, par définition, des délinquants (civils) aux yeux des magistrats de Douai.

On partage leur soulagement.

 

illustration : infographie Seo.com (via ce site)

Commentaires (41)

  • eXo21 a dit...

    Très bon article, qui met beaucoup de choses au clair.

    Ca m’a presque donné envie de changer d’avis et de donner raison aux juges.

    Cependant il y a pour moi toujours un petit problème : le fait que cette technique fut « destinée » à booster le référencement du site est-elle suffisante ?

    Car en effet comme dit Cedric Manara, on n’est absolument pas certains que le site soit bien classé grâce à cette technique. Est-ce alors au juge d’apprécier l’efficacité d’une technique de référencement alors que Google ne dévoile pas son algorithme ? Et qu’en plus Google prétend que ce genre de technique ne fonctionne pas (car il prétend, surtout pour ce genre de technique assez archaïque, pouvoir les détecter et les pénaliser)

    Posté le mardi 8 novembre 2011 à 15 h 50 min Editer

  • Erwan Le Morhedec a dit...

    Merci pour votre commentaire. Tout d’abord, un point que je n’ai pas abordé dans mon billet : il ne faut pas donner à cet arrêt une portée excessive. Il s’agit d’une décision unique, de cour d’appel, qui demande à être confirmée par d’autres décisions de cour d’appel et/ou de la Cour de cassation.

    Par ailleurs, il paraît relativement évident que les juges ne sont pas entrés dans de grandes subtilités techniques. C’est souvent décevant pour le monde du web, mais il existe tout de même quelques grands principes qui trouvent à s’appliquer sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans des considérations techniques.

    « le fait que cette technique fut « destinée » à booster le référencement du site est-elle suffisante ? »

    Je n’en ai pas l’impression. C’est pour cela que j’ai restreint la portée de l’arrêt au référencement black hat. Les juges ont spécialement relevé le fait que « ces sites n’offrent aucun service, sinon de proposer une suite de liens renvoyant sur le site principal de la société Saveur Biere ». Il me semble que si, au contraire, ces sites avaient proposé un vrai contenu, l’appréciation aurait pu être différente.

    Cette question ne me semble pas liée à celle que soulève Cédric Manara. Mais effectivement, dans ce cas, la preuve n’est pas véritablement rapportée que le bon référencement est due à cette technique. Or, le droit enseigne que c’est à celui qui allègue quelque chose d’en rapporter la preuve : on aurait pu ainsi exiger de Céline S. qu’elle prouve ce lien.

    Il reste tout de même deux choses qui jouent contre Julien L. et Saveur Bière, sans qu’il s’agisse de preuves formelles (mais, en pratique, une décision de justice ne s’appuie pas toujours sur des preuves formelles, quoi qu’on en pense) :

    (i) obtenir un bon référencement est bien le but de la technique en cause : il serait un peu paradoxal de prendre la peine de la mettre en place pour clamer ensuite qu’elle est inefficace;

    (ii) on voit que Julien L. et Saveur Bière ont essayé de démontrer que leur référencement n’était pas lié à cette technique mais à des dépenses de publicité… « irl ». Ce qui n’a pas convaincu les juges :

    « que les intimés exposent que cet excellent référencement s’expliquerait par les dépenses engagées pour la notoriété de leur site mais ne produisent qu’une copie d’un document élaboré par eux-mêmes répertoriant des sommes censées représenter des frais de publicité auprès de différents supports pour les années 2007 et 2008 qui n’offre toutefois aucun caractère probant dès lors qu’il n’est confirmé par aucun document comptable »

    Soit ils n’avaient pas engagé les dépenses qu’ils invoquaient et n’ont donc pas pu apporter la démonstration nécessaire, soit ils ont juste été défaillants pour rapporter la preuve (il aurait fallu produire effectivement des extraits de documents comptables, ou la copie des publicités parues).

    Il y a certes là une forme de retournement de la charge de preuve gênant, mais d’une certaine manière, Julien L. et Saveur Bière combattaient une forme de présomption : celle que la technique qu’ils avaient justement mise en place pour obtenir un bon référencement avait atteint son objectif.

    Dernier point : les faits se déroulent en 2007. Je ne suis pas expert en référencement, mais Google pouvait-il déjà détecter ces pages à l’époque ?

    Posté le mardi 8 novembre 2011 à 16 h 25 min Editer

  • eXo21 a dit...

    Merci pour votre réponse détaillée et de qualité.

    Pour votre dernière question, malheureusement je suis trop nouveau dans le référencement pour vous affirmer qu’il y a 4 ans Google était en mesure de détecter ce genre de pages.

    Pour la question de la portée, je suis tout à faire d’accord qu’il ne faut pas trop généraliser. Mais même si on se restreint au black hat, ça fait quand même un sacré paquet de référenceurs… (en plus il y a le problème de définition de la notion de black hat qui fait débat)

    Ensuite, sur le fait que les sites n’offrent aucun service, l’argument des juges me semble un peu faiblard. Ca me paraît être la définition même de toute publicité, de n’apporter aucun service (si ce n’est une information, certes pas toujours désirée…).

    Ou alors on pousse plus loin dans la comparaison et on compare le black hat (spam co, splogs, etc.) à de l’affichage sauvage, par exemple, qui lui est bien interdit. Mais je ne sais pas si on peut en tirer des conséquences juridiques… 🙂

    Posté le mercredi 9 novembre 2011 à 11 h 12 min Editer

  • TiPi's blog | PageRank obsolète, backlinks illégaux a dit...

    […] l’analyse du juriste Erwan Le Morhedec sur l’impact de cette jurisprudence laquelle sanctionnerait uniquement la méthode des satellites pour propulser un site dans les résultats des recherches. […]

    Posté le mercredi 1 février 2012 à 16 h 34 min Editer

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