Concurrence : l’« écoute » est déloyale

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Les enregistrements de tel majordome recueillant la preuve des largesses financières d’une vieille dame prolixe ont certainement marqué les esprits. Et pourtant… Si la preuve d’une entente, souvent occulte, est particulièrement difficile à rapporter, si cette difficulté a pu inciter certains à vouloir adapter les contraintes en matière de preuve en droit de la concurrence, les victimes de pratiques anticoncurrentielles devront se garder de le prendre en exemple depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 7 janvier 2011.

En l’espèce, une entreprise soutenait qu’elle était en butte à l’entente constituée entre les principaux fabricants et des grossistes de « produits bruns » (téléviseurs, les produits vidéo, les produits haute fidélité et les produits audio) afin de faire obstacle à la politique de « prix cassés » qu’elle avait engagé.

Son dirigeant avait alors enregistré sur plusieurs cassettes1 les conversations téléphoniques qu’il avait avec des distributeurs et avait fourni ces dernières à l’Autorité de la concurrence.

Cette saisine avait d’ailleurs abouti à une condamnation lourde puisque plusieurs sociétés, dont les sociétés Sony et Philips, s’étaient vues infliger une amende de 16 millions d’euros chacune, en raison de la mise en place d’une entente relative à l’application de prix conseillés.

Cette décision avait été confirmée en appel, puis cassée par un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 3 juin 2008. Par cet arrêt, la Cour de cassation avait considéré, sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales que :

« l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé par une partie à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve »

La Cour d’appel de Paris, sur renvoi, a toutefois maintenu sa position, et considéré qu’un tel enregistrement devait être retenu. C’est donc, du fait de cette résistance, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui est venue confirmer la décision de la chambre commerciale, dans l’arrêt du 7 janvier 2011.

L’attendu de principe est un peu plus développé que celui de la chambre commerciale, mais il est conforme au précédent :

« Attendu que, sauf disposition expresse contraire du code de commerce, les règles du code de procédure civile s’appliquent au contentieux des pratiques anticoncurrentielles relevant de l’Autorité de la concurrence ; que l’enregistrement d’une communication téléphonique réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve »

La solution concrète est donc claire : l’enregistrement d’une conversation à l’insu de son auteur est un procédé de preuve déloyal qui ne peut être utilisé en droit de la concurrence.

Au-delà…

La solution n’est pas des plus surprenantes sur le fond. En effet, comme la rappelle M. Bargue, conseiller rapporteur, la position de la Cour d’appel de Paris se heurtait à la jurisprudence de l’ensemble des chambres de la Cour de cassation2. Seule la chambre criminelle acceptait il y a peu encore la production de preuves recueillies de manière illicite ou déloyale. Deux arrêts de 2007 ont toutefois marqué un infléchissement, en n’acceptant l’enregistrement téléphonique comme mode de preuve que parce qu’il apparaissait nécessaire pour répondre aux accusations portées contre son auteur, pour l’un.  L‘autre arrêt,  restreignait l’admission d’un autre moyen de preuve obtenu de façon illicite, c’est-à-dire en l’occurrence en violation du secret médical.

Dès lors, comment justifier un traitement différent en droit de la concurrence ? La difficulté de preuve est certes réelle mais elle n’est pas manifestement plus grande qu’en matière pénale. De plus, si l’ordre public économique mérite d’être protégé, il n’apparaît pas comme un impératif supérieur à la répression des infractions pénales, qui justifierait un régime spécifique.

Il est intéressant de relever également que la Cour de cassation fait également référence, de manière générale, au « principe de loyauté de la preuve ». La consultation du rapport de M. Bargue et de l’avis de Mme Petit, premier avocat général souligne encore que la Cour a souhaité faire prévaloir un tel principe aux impératifs de l’ordre public économique. Dans un communiqué, le Premier Président précise d’ailleurs :

« Si les enjeux économiques ne doivent pas être ignorés du juge, ils ne peuvent cependant le détourner de l’obligation de statuer suivant les principes fondamentaux qui fondent la légitimité de son action. »

La décision est davantage notable par la référence faite à la procédure civile, tant il est fait habituellement référence à la procédure pénale en droit de la concurrence.

Il est ainsi fait application des principes de la procédure pénale lorsque la procédure en concurrence est insuffisamment précise, ou lorsqu’il est nécessaire d’apporter des garanties supplémentaires aux entreprises poursuivies – et à la validité de le procédure. Plus encore, le code de commerce renvoie explicitement au code de procédure pénale à l’article L.450-4, dans le cadre des opérations de visite et saisie (les célèbres « descentes »).

Or, ici, la Cour de cassation fait référence directement au code de procédure civile. Dès le visa, elle mentionne l’article 9 du code de procédure civile, avant de préciser très clairement que les règles du code de procédure pénale ne sont que des règles subsidiaires, appelées à s’appliquer uniquement lorsque le code de commerce le prévoit expressément.

Rappelons le passage concerné : « sauf disposition expresse contraire du code de commerce, les règles du code de procédure civile s’appliquent au contentieux des pratiques anticoncurrentielles ».

Il sera intéressant d’observer les conséquences que les autorités de concurrence et les juridictions pourront tirer de cette affirmation. Il n’est pas certain en effet que ce choix soit toujours le plus protecteur pour les entreprises.

Crédit photo : Carbon Arc

  1. le fait que les cassettes n’aient pas toutes été fournies a pu avoir une influence sur la décision, mais sa portée très générale incite à ne pas accorder trop d’importance à cette circonstance []
  2. il cite à cet égard les arrêts suivants : Civ.2, 7 octobre 2004, B. n° 447 ; Com. 25 février 2003, pourvoi n° 01-02.913 ; Soc. 20 novembre 1991, B. n° 519. []

Commentaires (21)

  • NM a dit...

    Le contentieux économiques est sans doute particulier mais cette décision vient rappeler que les principes de procédures s’imposent avec fermeté. Il est toujours délicat d’affaiblir les principes du droit processuel… J’ai toujours une hésitation sur ces questions mais la solution retenue me semble la plus raisonnable. Je partage ton interrogation sur l’articulation procédure civile / procédure pénale.

    Posté le mardi 25 janvier 2011 à 19 h 06 min Editer

  • Erwan Le Morhedec a dit...

    « Il est toujours délicat d’affaiblir les principes du droit processuel… ». En effet, et pas cohérent d’adopter des approches différentes selon les disciplines. Autant on aurait pu comprendre un traitement différent si la chambre criminelle n’avait pas elle-même infléchi sa position (si l’on faisait référence à la procédure pénale) autant il est difficile de le faire depuis.

    Il reste que, si l’on peut exiger à juste titre la loyauté de la preuve, notamment parce que, dans le cas contraire, on pourrait voir se développer des pratiques déloyales ou illicites qui ne seraient pas nécessairement le fait de victimes, il est toujours rageant (sans me prononcer pour autant sur le débat au fond dans cette affaire) de voir des parties au comportement hautement déloyal se prévaloir de la loyauté pour les autres.

    L’erreur a peut-être été ici de ne pas (si tel est bien le cas) avoir fait appel aux services de la DGCCRF, plutôt que d’entreprendre ces enregistrements.

    Posté le mercredi 26 janvier 2011 à 10 h 57 min Editer

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