Mentir au Tribunal pour obtenir un huissier, c’est possible.

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huissierLa Cour d’appel de Paris a rendu, le 7 mai 2015, un arrêt1 concernant les opérations d’huissier sur autorisation judiciaire, dont une considération peut surprendre : le fait que le requérant ait menti dans la présentation des faits est sans importance !

Léger détour procédural pour expliquer le cadre de ces opérations, par lesquelles un huissier peut se présenter au bureau ou au domicile d’une personne sans crier gare, généralement accompagné d’un expert informatique et potentiellement de la police et d’un serrurier, et procèder à des opérations qui peuvent s’étendre sur une journée entière. L’action est prévue par l’article 145 du Code de procédure civile :

S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

L’autorisation de procéder à ces opérations peut être obtenue par voie de requête devant le président d’un tribunal : la procédure sur requête n’étant pas contradictoire, l’adversaire n’est pas averti des opérations, ce qui est souvent la condition de leur succès.2 Les droits de la partie adverse sont sauvegardés a posteriori par une voie de recours spécifique, le référé-rétractation, par lequel le président de la même juridiction peut rétracter sa décision initiale. Dans l’intervalle, la partie qui a fait la demande de réalisation des opérations n’a pas accès aux documents.

Assez classiquement, en concurrence déloyale, il s’agit d’aller constater la présence de documents, courriels ou fichiers et d’en prendre copie.  L’opération peut être redoutablement efficace, mais encore faut-il bien justifier des motifs pour lesquels on la sollicite, et bien mesurer la portée des opérations demandées. Dans l’affaire soumise à la Cour, une entreprise soupçonnait un de ses anciens dirigeants d’avoir supprimé des fichiers des serveurs de l’entreprise, de les avoir copiés et de s’en servir pour monter une entreprise concurrente.

En l’espèce, la rétractation avait été d’abord refusée par le président du TGI de Paris. La Cour écarte d’ailleurs la plupart des arguments avancés par le défendeur. Et c’est justement à cet égard qu’elle rappelle que :

« le juge, saisi d’une demande de rétractation de l’ordonnance sur requête ayant ordonné une mesure sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile et tenu d’apprécier au jour où il statue sur les mérites de la requête, doit s’assurer seulement de l’existence d’un motif légitime à ordonner la mesure probatoire et des circonstances justifiant de ne pas y procéder contradictoirement peu important que le requérant ait exposé les faits avec déloyauté en ayant recours au mensonge« .

Bien sûr, une partie à une procédure n’est jamais supposée exposer les faits de façon neutre et impartiale ni, a fortiori, présenter la version de son adversaire absent. L’affirmation formelle de l’indifférence du mensonge reste tout de même surprenante et il n’est pas certain que le seul contrôle de l’existence d’un motif légitime soit suffisant.

Toujours est-il qu’il convient de faire la démonstration de ce motif légitime, ce qui ne se confond pas avec la preuve des faits reprochés – ce qui n’est pas toujours bien compris par les juridictions, soit dit en passant. C’est en effet tout l’objet de la procédure de l’article 145 du Code de procédure civile : rapporter des éléments de preuve des faits reprochés en vue d’une éventuelle procédure. C’est ce que la Cour souligne en rappelant que : « le demandeur à la mesure d’instruction n’a pas à démontrer l’existence des faits qu’il invoque puisque cette mesure in futurum est destinée à les établir, mais doit justifier d’éléments rendant crédibles ses suppositions« .

Ainsi le standard requis pour obtenir les mesures n’est-il que celui-ci : justifier d’éléments rendant simplement crédibles des suppositions. En l’espèce, la Cour a estimé que ce standard n’était pas atteint. Elle souligne que l’entreprise, qui a fait réaliser un constat sur son serveur informatique, ne démontre pas la suppression de fichiers, puisqu’elle ne produit pas de constats de l’état du serveur avant et après le départ du dirigeant. Cette appréciation est assez stricte, voire sévère, dans la mesure où ce n’est bien souvent qu’au moment du départ d’un salarié que l’on s’avise d’actes susceptibles de constituer une concurrence déloyale. Mais elle est secondée par le fait que, alors que l’entreprise avait fait mettre les outils professionnels du dirigeant (ordinateur, téléphone…) sous scellés, le constat réalisé à ce moment n’a pas permis de révéler la présence des fichiers concernés sur l’ordinateur professionnel. Rien ne permettait donc de prouver la réalité d’une suppression des fichiers, ni d’étayer l’hypothèse de leur copie.

La solution de la Cour, qui peut paraître rigoureuse, s’explique toutefois probablement par le fait que la requérante ne faisait apparemment état d’aucun autre élément permettant de justifier du motif légitime : ni début de démarchage des clients, ni début d’utilisation du savoir-faire de l’entreprise.

Ceci souligne une fois encore le fait que ces mesures, pour être potentiellement très efficaces, ne sont pas pour autant une martingale judiciaire et qu’il convient d’être particulièrement méthodique dans leur conception autant que dans leur exécution.

 

 

  1. Cour d’appel, Paris, Pôle 1, chambre 2, 7 Mai 2015 – n° 13/23273, Monsieur Hugues MONTEZIN c. Maître Pascal GUIGON ès qualités de mandataire judiciaire au redressement judiciaire de la SA IMPRIMERIE MODERNE DE L’EST, SA IMPRIMERIE MODERNE DE L’EST, SCP LAUREAU-JEANNEROT représentée par Maître Philippe JEANNEROT ès-qualités d’administrateur judiciaire au redressement judiciaire de la SA IMPRIMERIE MODERNE DE L’EST []
  2. Il faut toutefois pouvoir justifier de la nécessité de procéder par voie de requête, par exemple par le risque de disparition de documents si l’adversaire était averti de la venue d’un huissier. []

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