Jean-François Kahn a raison…

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… la société actuelle s’appauvrit. Elle manque de référence. Elle manque de culture générale. Et il faut secouer les journaux.

S’il faut chercher rapidement un exemple, on se réfèrera au propos de Jean-François Kahn – qui a fait grand bruit sur les blogs à d’autres égards – lorsqu’il explique ceci :

“Si un boulanger décrétait qu’à partir de demain, il distribuera des baguettes gratuites, dès le lendemain, ce serait interdit par la commission de la concurrence. Pourquoi n’y a-t-il qu’un produit dans notre société libérale, la presse, qui peut être gratuit sans que la commission de la concurrence intervienne pour concurrence déloyale ?”

Il y a dans ce paragraphe un nombre suffisamment considérable d’erreurs pour mériter que l’on s’y arrête un peu.

Vous trouverez les plus évidentes sur la fin :

  • la Commission de la concurrence n’existe plus depuis 21 ans. Avec l’ordonnance du 1er décembre 1986, c’est le Conseil de la concurrence qui a pris sa suite.
  • ni la Commission de la concurrence à l’époque ni le Conseil de la concurrence aujourd’hui ne traitent de faits de concurrence déloyale. Le Conseil de la concurrence, outre ses fonctions consultatives, traite des ententes et abus de position dominante. La concurrence déloyale, pour sa part, ressort des tribunaux de l’ordre judiciaire et donc, des tribunaux de commerce.

Il n’est donc “pas certain” que le procès en passivité fait au Conseil de la concurrence soit bienvenu.

De même lorsque Jean-François Kahn donne son exemple relatif au boulanger. Ainsi, il ne serait pas possible à un boulanger de distribuer gratuitement des baguettes ? Il ne pourrait, s’il faut poursuivre la comparaison, décider de financer sa production de pain par la publicité ? Et cela, au nom de la concurrence déloyale ? Même en élargissant notre examen au droit de la concurrence, puisque Jean-François Kahn ne semble pas spécialement au clair sur le fondement juridique de son propos, c’est une affirmation qui s’avère douteuse.

Prenons le droit de la concurrence : un tel comportement de la part de ce vil boulanger, devrait, pour être répréhensible, constituer une entente ou un abus de position dominante. S’agissant de l’entente, avec qui interviendrait-elle et avec quel objet anticoncurrentiel ? En ce qui concerne l’abus de position dominante, il conviendrait d’en rester au stade de la caractérisation de la position dominante : notre vil boulanger est-il dans une telle position ? A-t-il la possibilité, économiquement – et pour reprendre en substance les critères jurisprudentiels – d’adopter une politique commerciale en faisant abstraction dans une part appréciable de la concurrence ? En l’occurrence, chaque journal gratuit pris isolément se trouve-t-il en position dominante ? Sans vouloir s’abstraire trop rapidement d’une étude économique sérieuse, et d’une définition de marché précise, on peut raisonnablement en douter. Fortement.

Venons-en à la concurrence déloyale : pour qu’il y ait concurrence déloyale, il faut (i) que les opérateurs concernés soient en situation de concurrence, ce qui serait le cas et (ii) qu’il y ait déloyauté. La loyauté d’un opérateur économique vis-à-vis d’un autre lui imposerait-elle donc de ne pas distribuer gratuitement ses produits ? Et ce, même s’il a trouvé un autre mode de financement ?

Prenons, en outre, des exemples d’actes de concurrence déloyale : dénigrement, débauchage de personnel, détournement de clientèle, imitation de produit… On perçoit bien la nature différente de tels comportements, comparés à la distribution gratuite de ses produits.

Vient enfin la question que je sens poindre sur les lèvres de mes lecteurs : et la vente à perte, alors ? Il se trouve que, hormis les cas d’entente, d’abus de position dominante, ou de pratiques (commerciales) discriminatoires, la vente à perte n’est pas sanctionnée. Seule est sanctionnée la revente à perte (article L.442-2 du Code de commerce). Or, pour qu’il y ait revente à perte, il convient qu’il n’y ait pas transformation du produit. En l’occurrence, notre boulanger transforme bien les produits qu’il achète (farine etc)1. Et, même à supposer que l’on s’intéresse à la publication de dépêches d’agence de presse non modifiées – ce qui, il est vrai, est fréquent avec les gratuits – il faudrait encore déterminer s’il s’agirait là d’une revente, ce qui paraît bien discutable.

Le problème qui affecte le raisonnement de Jean-François Kahn, c’est qu’il semble bien ne pas avoir intégré le passage à la liberté des prix, en 1986. Les pratiques examinées plus haut sont les exceptions et la liberté, le principe.

Aussi n’y-a-t-il aucune “discrimination” à l’encontre de la presse, qui serait traitée différemment de la moindre baguette de pain, du fait de ce qui semble bien devoir être un complot libéral. Sauf à considérer que la discrimination relève du traitement identique de produits différents : le produit culturel, intellectuel, par rapport au produit alimentaire…

La vraie question, que ne pose pas clairement Jean-François Kahn est la suivante : faut-il administrer le prix de la presse ? La presse doit-elle faire l’objet d’un traitement différencié, au regard des enjeux qui sont les siens ?

On notera que ce n’est même pas le régime du prix du livre, qui suppose2 que le détaillant ne puisse vendre en-dessous du prix fixé par l’éditeur. Or, ce que semble souhaiter Jean-François Kah, c’est bien qu’un journal lui-même ne puisse décider seul de son prix de vente, ou de sa formule économique. Je laisserai mes aimables visiteurs combler mes lacunes sur le régime qui serait applicable à d’autres biens culturels.

Serait-ce celui du prix du gaz et/ou de l’électricité ? J’avoue ne pas être suffisamment au fait de leur régime, et de la nature exacte de l’intervention publique sur le niveau de ces prix, pour me prononcer.

Faut-il considérer, avec Jean-François Kahn, que la presse devrait être traitée comme un secteur stratégique et à ce point stratégique qu’elle nécessite un traitement semble-t-il unique ?3

Si le Droit permet d’arriver à une telle question, je doute que ce soit lui qui puisse fournir la réponse. Or, c’est, sauf rares exceptions, à cette limite que s’arrête ce blog…

  1. à supposer qu’il s’agisse bien d’un boulanger, non d’un décongeleur de baguettes []
  2. si l’on en reste au principe général []
  3. On relèvera toutefois que l’évolution semble être bien davantage à la dérèglementation qu’à la planification mais ce ne serait pas, pour Jean-François Kahn, qui conteste probablement une telle évolution, un argument recevable. []

7 janvier 2008 |

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