De déloyaux liens

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Comme souvent, sur ce terrain encore nouveau qu’est le «Net», et malgré les efforts du Forum des droits sur l’Internet – que nous saluons respectueusement en passant, notamment parce qu’il fournit tous les documents source du présent billet – l’internaute croit voir de vertes et vierges vallées, libres de Droit et de contraintes, avides d’êtres foulées de son impétueuse inventivité.

L’achat de mots-clés permettant de voir afficher un lien vers son propre site lorsque l’on recherche celui de l’un de ses concurrents est ainsi commercialement tentant, mais juridiquement risqué : publicité de nature à induire en erreur, contrefaçon de marque et concurrence déloyale sont les trois risques réels encourus dans une telle démarche.

Le Tribunal de Grande Instance de Nice a jugé utile de préciser longuement, dans une décision du 7 février 2006, que « le programme AdWords [de Google], fondé sur l’usage des mots-clés et des liens hypertextes, ne saurait être considéré comme de nature à induire en erreur », relevant que leur nature est clairement identifiable. De même «l’usage des mots-clés, s’il crée les conditions et favorise le développement d’une nouvelle forme de publicité en ligne dont le succès ne se dément pas, n’est pas en soi un procédé anti-concurrentiel ».

Dans le cas contraire, le programme AdWords eût été le premier support publicitaire « anti-concurrentiel » par nature, ce qui, convenez-en, eût été aberrant.

Pour autant, il convient de prendre garde : choisir comme mot-clé, pour l’affichage de son lien, la marque d’un concurrent peut être assimilé à un acte de contrefaçon, choisir sa dénomination, à un acte de concurrence déloyale et l’ensemble à de la publicité de nature à induire en erreur.

Ainsi le Tribunal de Grande Instance de Nanterre a-t-il dans une décision du 13 octobre 2003, condamné, outre la publication du dispositif sur la page de Google relative aux AdWords, Google mais aussi les entreprises concernées à verser 70 000 €. Il est à noter que le système, automatisé, de Google, proposait de lui-même certains mots-clés correspondant à une marque déposée, telle que, en l’occurrence, “la Bourse des Vols” ! Les juridictions ont d’ailleurs noté que cette automaticité était un choix économique de la part de Google qui ne saurait l’exonérer de sa responsabilité.

Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel de Versailles, dans une décision du 10 mars 2005, relevant que “la société Google France a commis une faute à trois niveaux“… Tout d’abord, en d’autres termes que le TGI de Nanterre, la Cour considère également que Google ne saurait s’exonérer de ses responsabilités à “trop bon compte”. C’est ainsi qu’elle précise qu’

“elle est fautive pour n’avoir effectué aucun contrôle préalable des mots-clés réservés par ses clients, et la simple invitation qu’elle leur adresse de ne pas préjudicier aux droits des tiers est une garantie illusoire”

Ce formalisme pourtant prudent, n’aura ainsi pas été du goût de la Cour. Elle relève également que, connaissant les marques contrefaites, puisqu’elles faisaient partie de son programme AdWords, Google aurait dû veiller à leur respect, enfin, en tout état de cause, qu’elle ne pouvait proposer de mots-clés aussi proches des marques concernées “sous prétexte qu’ils figuraient parmi les plus souvent demandés, sans s’être livrée à une recherche sérieuse des droits éventuels de tiers sur ces mots“.

Le Tribunal de Nanterre a également, dans une décision du 17 janvier 2005 a condamné deux sociétés Overture, proposant l’achat de mots-clés en vue de l’affichage de liens sponsorisés, et dont le système de génération de mots-clés était incomparablement plus « tendancieux » puisqu’il allait jusqu’à proposer l’achat de mots-clé correspondant à des marques notoires, telles qu’Accor, Formule 1, Novotel, Sofitel pour l’affichage de liens sponsorisés vers des sites de ventes de nuits d’hôtel. Les sociétés Overture ont été condamnées à verser la somme de 200 000 € à la société Accor.

Enfin, j’évoquerais l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 23 mars 2006, intéressant à plus d’un titre, et notamment sur l’aspect contrefaisant de l’utilisation d’un mot-clé, ce mode de contrefaçon sortant quelque peu de l’ordinaire :

Or considérant que, si le mot-clé “eurochallenges” est un outil technique permettant le référencement des signes Internet de la Société TIGER et de Monsieur R. par le biais du moteur de recherche GOOGLE, et s’il ne désigne pas en tant que tel les produits ou services commercialisés par ces exploitants, son utilisation n’en constitue pas moins un usage contrefaisant de la marque “Eurochallenges” dès lors qu’elle conduit nécessairement à promouvoir des services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement de cette marque ;

Considérant que la société appelante soutient vainement que, les mots-clés étant invisibles pour les utilisateurs du moteur de recherche GOOGLE, ils ne peuvent renseigner sur l’origine d’un produit ou d’un service, et ne peuvent donc induire ces derniers en erreur sur l’usage de la marque ;

Considérant qu’en effet, si le mot-clé “eurochallenges” n’apparaît pas lors de l’affichage des liens commerciaux, il est néanmoins visible pour l’utilisateur du moteur de recherche, puisque c’est en composant ce mot-clé reproduisant la marque litigieuse que l’internaute obtient l’accès direct à un site offrant des produits identiques ou similaires à ceux du titulaire de la marque (…)

Ne peut-on considérer excessivement pointilleux, formaliste, de sanctionner une telle utilisation de mot-clés, alors que les adresses des sociétés concurrentes n’apparaîtront que dans des espaces clairement identifiés comme “commerciaux“, et dûment reconnus comme tels par l’internaute avisé ?

“la circonstance que ces sites figurent dans une colonne séparée sous le titre “liens commerciaux”, et qu’ils apparaissent en marge, en haut et à droite des résultats de recherche traditionnels, n’est pas de nature à éviter tout risque de confusion pour un utilisateur moyennement attentif du moteur de recherche, lequel, se voyant proposer sur la même page l’affichage de tous les sites ensemble (les sites commerciaux de la Société TIGER et de Monsieur R. et ceux se rapportant à la Société CNRRH), sera enclin à faire la relation entre ces “liens commerciaux” et le terme “eeurochallenges”, lui-même couvert par la marque exploitée par la société intimée, et permettant en réalité d’accéder à des sites concurrents de cette dernière”

Rendue quasiment à la date anniversaire de la décision précédemment signalée, cette décision de la Cour d’appel de Versailles, différemment composée, n’est pas moins sévère envers les moteurs :

Mais considérant que, si la société appelante ne peut être tenue à une obligation de surveillance générale concernant la sélection de mots-clefs effectuée par les exploitants des sites référencés, elle doit être en mesure d’interdire l’utilisation de mots-clés manifestement illicites ;

Considérant qu’à cette fin, elle ne peut se contenter de simples mises en garde à l’attention de ses clients, et il lui incombe de mettre en oeuvre les moyens lui permettant de vérifier que les mots-clés réservés par les annonceurs ne constituent pas la reproduction ou l’imitation de marques françaises en vigueur ;

Considérant qu’au demeurant, une telle vérification préalable s’avère parfaitement compatible avec les possibilités d’information dont dispose une société spécialisée dans la communication Internet ;

Google, victime de son succès… ?

Un commentateur avisé nous renseignera peut-être sur l’existence d’un pourvoi à l’encontre de cet arrêt si complet… A défaut, fixons-nous rendez-vous dans quelques mois. En tout état de cause, il convient donc, pour les entreprises de se montrer particulièrement prudentes lors du choix de mots-clés et de ne pas se fier aux suggestions tentatrices des moteurs de recherche, qui leur tendent la pomme…

26 juin 2006 |

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