
Les oppositions éthiques que suscite la proposition de loi de légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie sont connues, les lourdes interrogations juridiques qu’elle soulève le sont moins. On pourrait déjà s’étonner, pour le moins, que le texte renonce à la collégialité qui est aujourd’hui la norme pour la mise en place d’une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès, pour organiser une consultation légère qui n’a de collégialité que le nom. L’évaluation d’une demande d’euthanasie et sa réalisation reposeraient ainsi sur un médecin seul, avec l’avis non contraignant d’un confrère recueilli à distance, laissant ainsi sans contrepoids les éventuelles erreurs d’interprétation, pulsions de mort, ou complexes de toute-puissance du premier. Une telle incohérence de traitement entre l’euthanasie et la sédation provoquerait un conflit éthique évident pour les équipes de soignants. Il est à craindre qu’une mise en cohérence s’impose par un moins-disant éthique, entraînant la dégradation de la collégialité en matière de sédation profonde et continue.
Mais la proposition de loi révèle d’autres incohérences qui mettent en jeu les libertés fondamentales. Ainsi, alors qu’un arrêt de soins peut être contesté par les proches, la décision du médecin se prononçant sur l’« aide à mourir » ne pourrait être contestée judiciairement que par la personne qui en a fait la demande. Par la force des choses, cela ne concernera qu’une décision de refus. L’intention véritable de cet article est plus profonde : il s’agit d’interdire aux proches parents l’exercice de quelque voie de recours que ce soit contre la décision approuvant l’euthanasie. Les rédacteurs du texte auraient pu encadrer l’exercice du recours, ils ont choisi de l’interdire. Pourtant, rien n’autorise à préjuger que les recours des proches seraient nécessairement infondés. Des précédents existent, au Canada et aux Etats-Unis, dans lesquels des juges ont dû arrêter des procédures d’euthanasie en raison d’une mauvaise évaluation médicale de la situation du patient. En France même, des arrêts de soins ont été contestés pour le plus grand bénéfice du patient. Il est préoccupant que le législateur puisse envisager de priver des familles de toute possibilité de protéger leur proche.
Cette exclusion du droit au recours contreviendrait en outre aux droits fondamentaux reconnus tant par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que par la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Le droit d’accès à un tribunal est une composante essentielle d’un Etat de Droit. Le Conseil Constitutionnel a ainsi consacré de longue date le « droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction » comme un droit fondamental à valeur constitutionnelle (décisions des 13 août 1993, 21 janvier 1994 et 9 avril 1996). Dans une décision du 2 juin 2017 relative à la procédure d’arrêt ou de limitation des soins d’une personne, le Conseil Constitutionnel imposait que soit reconnu aux proches un droit à un recours juridictionnel effectif, susceptible d’être exercé dans les meilleurs délais. Dans un arrêt Golder de 1975, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) posait que : « Chacun sait, et on peut tenir pour acquis, que le droit d’accès aux tribunaux nationaux existe en règle générale dans toutes les sociétés démocratiques civilisées ». Dans l’arrêt Lambert de 2015, elle a expressément reconnu que les proches parents d’une personne concernée ont qualité pour agir en leur propre nom devant elle, ce qui consacre implicitement leur droit d’agir devant les juridictions nationales. En l’état de la proposition de loi, il ne resterait plus aux proches que la voie de l’action pénale, ce qui ne saurait être considéré comme un remède suffisant puisqu’aussi bien leur proche sera mort. Si cet empêchement d’exercer un recours n’était pas censuré par le Conseil Constitutionnel, il ouvrirait la voie à une condamnation de la France par la CEDH. La gravité particulière de l’acte, au-delà même du droit, commande qu’il soit réalisé avec les meilleures garanties procédurales et dans le respect le plus scrupuleux des droits de l’Homme.
Le « délit d’entrave à l’aide à mourir » prévu par le texte soulève encore de fortes préoccupations au regard des libertés fondamentales. Sa rédaction floue s’accorde déjà mal avec les impératifs de lisibilité de la loi pénale comme avec la liberté d’expression. Qu’est-ce, en effet, qu’une « pression morale ou psychologique » dans le cadre du colloque singulier entre le médecin et son patient ? D’ores et déjà, ce texte inquiète soignants et même bénévoles en soins palliatifs qui y voient une menace dans le cadre de leurs échanges avec le patient, aussi respectueux soient-ils de sa volonté. La proposition de loi emprunte ici aux procédures-bâillon : pour éviter tout risque, les soignants seront portés à éviter les expressions les plus légitimes. Le texte révèle encore sa partialité, en incriminant la diffusion d’informations mensongères dans le seul but de dissuader une personne de recourir à l’euthanasie. Notons incidemment que les associations militant pour la légalisation de l’euthanasie ont bénéficié d’un régime libéral et démocratique qui ne les a jamais empêchées de diffuser volontairement des informations mensongères. Ici, aucun délit symétrique d’incitation à l’euthanasie n’est prévu : la diffusion d’informations mensongères ne sera pas poursuivie… si elle est réalisée dans un but incitatif. Toute information mensongère devrait être proscrite : il serait singulier qu’une même pratique soit réprimée quand elle entend préserver la vie et ne le soit pas quand elle s’attache à provoquer la mort.
Les rédacteurs de la proposition de loi s’appliquent ainsi non seulement à légaliser la mort provoquée, mais également à réprimer tout contrepoids. Le fait qu’une loi dite « de liberté » emprunte une voie illibérale devrait interpeller les consciences de chacun, dont celles des parlementaires, sur l’inspiration qui préside à sa rédaction.