Fuzz : oubli de l’utilisateur, répit pour les digg-like ?

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26 mars 2008 (pdf). La décision rendue à cette date par le Président Tribunal de Grande Instance de Paris en référé dans l’affaire opposant Eric Dupin, concepteur et administrateur, via sa société, du site fuzz.fr, à Olivier Martinez, comédien, semble devoir marquer un cap pour la communauté internet. “Jeudi noir pour le web 2.0″, sombre jour, fatal à l’innovation, à l’élan du web et à la libre expression ou rappel à la responsabilité, rappel au Droit ?

On peut encore trouver des pages archivées de Fuzz. S’agissant d’un digg-like, on peut aussi se reporter utilement à digg.com (voire même en faire le tour) pour mieux en comprendre la nature. Pour être bref, précisons que les liens qui figurent sur la page sont postés non par le concepteur du site, mais par des utilisateurs qui, à tout le moins sur digg.com, s’enregistrent sur le site. Ces liens sont ensuite classés par catégorie… dont la catégorie “litigieuse“, la catégorie people. Et ce lien renvoie directement au site concerné.

L’enjeu de ce litige porte sur la responsabilité portée par l’”animateur” du site : est-il, ou non, responsable du contenu lié par des tiers ? Le Président du TGI de Paris l’a retenu, condamnant Eric Dupin, par ailleurs blogueur éminent, à 1.000 € de dommages-intérêts, et 1.500 € au titre de l’article 700 du NCPC (pour faire bref : les frais de justice)1 .

On peut, dans un second temps, discuter de l’opportunité du régime juridique applicable. Mais son examen, comme celui de la décision rendue peuvent laisser penser qu’il n’est pas encore à réformer.

Le point-clé du débat porte sur la qualification de celui que j’ai donc successivement appelé concepteur puis animateur pour ne pas me prononcer d’emblée : Eric Dupin est-il éditeur du site fuzz.fr, ou agit-il en tant qu’hébergeur de contenu ?

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Hébergeur, éditeur, directeur de la publication…

Selon que vous serez éditeur ou hébergeur, en effet, vous serez, ou non, responsable du contenu émanant de tiers. On sait en effet que l’hébergeur bénéficie d’un régime de responsabilité favorable2. Celui figure à l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qui définit également ainsi l’hébergeur :

Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services (…)

Avouez qu’il est permis de s’interroger sur la qualification exacte de la prestation offerte par Eric Dupin, ou plus exactement par sa société, Bloobox Net. Ne stocke-t-il pas des messages de toute nature fournis par des destinataires de son service ? Les liens, postés par les utilisateurs de Fuzz, ne sont-ils pas destinés aux utilisateurs de Fuzz ?

Il faudrait toutefois comparer cette prestation à celle d’éditeur de service de communication au public en ligne au sens de l’article 6.III.1.c de la loi du 21 juin 2004 (relatif à certaines mentions légales devant figurer sur un site), qui renvoie à l’article 93-2 de la loi du 21 juillet 1982, l’article suivant prévoyant la pleine responsabilité du “directeur de la publication“, sans recours à une quelconque notion de prompte réaction a posteriori, pour toutes les infractions prévues au chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

La loi ne pose toutefois pas de critère bien précis, ouvrant largement la voie à l’interprétation jurisprudentielle.

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Critique du cas Fuzz : fichtre, le Président a oublié quelqu’un !

Au sujet, fondamental, de cette distinction entre hébergeur et éditeur, et pour qualifier le rôle de Bloobox Net, le Président du TGI écrit la chose suivante :

Mais attendu qu’il ressort des pièces produites aux débats, que le site litigieux est constitué de plusieurs sources d’information dont l’internaute peut avoir une connaissance plus complète grâce à un lien hypertexte le renvoyant vers le site à l’origine de l’information ;

Qu’ainsi en renvoyant au site “celebrites-stars.blogspot.com”, la partie défenderesse opère un choix éditorial, de même qu’en agençant différentes rubriques telles que celle intitulée “People” et en titrant en gros caractères “[…]”, décidant seule des modalités d’organisation et de présentation du site ;

Qu’il s’ensuit que l’acte de publication doit donc être compris la concernant, non pas comme un simple acte matériel, mais comme la volonté de mettre le public en contact avec des messages de son choix ; qu’elle doit être dès lors considérée comme un éditeur de service de communication au public en ligne au sens de l’article 6. III. I . c de la loi précitée renvoyant à l’article 93-2 Loi du 21 juillet 1982 ; qu’il convient d’ailleurs de relever que le gérant de la société défenderesse E. D. , écrit lui-même sur le site qui porte son nom, qu’il “édite” pour son propre compte plusieurs sites, parmi lesquels il mentionne “fuzz”(pièce n° 11 du demandeur) ;

Que la responsabilité de la société défenderesse est donc engagée pour être à l’origine de la diffusion de propos qui seraient jugés fautifs au regard de l’article 9 du code civil

L’essentiel, ici, est bien le fait que Eric Dupin décidait seul, selon le Président du TGI, des modalités d’organisation et de présentation du site, par :

  • le renvoi à un site spécifique;
  • l’agencement du site en fonction de rubriques choisies par son animateur;
  • le titrage de l’information considérée.

On comprend mieux ainsi ce qui relève d’une activité éditoriale : sélection de la source d’information, présentation et organisation. Et, de fait, pourrait-on véritablement parler d’un simple hébergement, dans ces conditions ?

Pour autant, ce qui paraît critiquable, dans cette décision, c’est que le Président du TGI a totalement occulté un élément essentiel du fonctionnement de Fuzz : le rôle de l’utilisateur. Pierre Chappaz a raison : cette ordonnance témoigne de l’incompréhension du juge. On se trouve privé, dans cette décision, d’un élément majeur du raisonnement : quel impact de l’intervention de l’utilisateur ?

Fuzz est traité comme s’il s’agissait d’un site personnel, classique, un simple agrégateur de flux sélectionnés par l’animateur du site internet. Il est tout à fait remarquable que le Président ne fasse pas la moindre référence à l’utilisateur, comme si l’on pouvait sérieusement analyser le rôle de l’animateur d’un digg-like sans se pencher sur le fonctionnement effectif dudit site, comme si l’on pouvait refuser d’affronter cette légère difficulté technique.

Il paraît en outre quelque peu abusif d’affirmer qu’Eric Dupin “décide seul. Sauf erreur de ma part, il ne semble même pas que le titre soit choisi par lui. De même ne choisit-il pas la source de l’information, ni l’information elle-même. Les seuls éléments qui le distinguent effectivement d’un simple hébergeur paraissent être : le choix de la présentation du site (graphisme etc.), le choix des rubriques, leur agencement, ainsi que tout le développement informatique.

Un autre point de la décision mériterait d’être débattu. Le Président affirme en effet que

“l’acte de publication doit donc être compris la concernant, non pas comme un simple acte matériel, mais comme la volonté de mettre le public en contact avec des messages de son choix”

Peut-on véritablement affirmer, dans le cadre de Fuzz, que la société Bloobox Net ait eu l’intention, la volonté, de mettre le public en contact avec l’information en question ? Ne peut-on pas en outre s’interroger sur l’”imputation” de l’acte de publication ? Qui donc publie, sur Fuzz ? Il semble bien que ce ne soit que l’utilisateur, par un clic sur un quelconque bouton “envoyer”3. La caractérisation de “la volonté” de la société Bloobox Net paraît bien délicate.

On pourrait faire le même reproche à un autre développement de cette décision, comme le relève également notre bien-aimé confrère, Maître Eolas. En effet, dans son ordonnance, le Président affirme que :

“ce renvoi procède en effet d’une décision délibérée de la société défenderesse qui contribue ainsi à la propagation d’informations illicites engageant sa responsabilité civile en sa qualité d’éditeur.”

C’est une chose en effet que d’admettre que l’animateur du site Fuzz soit responsable des informations postées par des tiers, c’en est une autre de caractériser une “décision délibérée” de Bloobox Net. Or une telle décision délibérée fait évidemment défaut en l’espèce. Et ceci ne fait que renforcer le sentiment que le Président du TGI, dans sa décision, a tout bonnement occulté le rôle de l’utilisateur.

Dès lors, en reprenant simplement les critères posés par le Président du TGI de Paris, on pourrait considérer que font défaut :

  • le titrage de l’information;
  • le fait de prendre seul la décision de publication;
  • éventuellement même, le simple fait de prendre une décision;
  • et le caractère délibéré de la diffusion de l’information.

Nulle garantie de succès4 en cas d’appel puisque la Cour pourrait parvenir à un résultat identique par un chemin différent, mais on peut penser à tout le moins qu’il y a quelques motifs de critique contre cette décision.

Fuzz, lespipoles.com, wikipedia : traitements jurisprudentiels comparés

La comparaison avec deux autres décisions récentes permet de s’interroger davantage encore sur le traitement réservé à Fuzz.

Eric Dupin a peut-être eu tort de s’inquiéter, comme le rapporte Le Monde, du sort réservé aux sites lespipoles.com. Son esprit, d’une part, est différent et, surtout, les modalités techniques ne sont pas comparables. Mais on peut en tirer quelque enseignement positif pour le cas Fuzz.

Dans cette décision, rendue il y a un mois, le Président du Tribunal de Grande Instance de Nanterre5, après avoir rappelé que ce site était constitué de liens pointant vers plusieurs sources d’informations, proposant le titre de l’article et un chapeau introductif, précise :

“Il convient de constater que ledit site agence différents flux dans des cadres préétablis (”dernières news” ou “dernières vidéos”) et qu’il a trait à un thème précis : l’actualité des célébrités.

Le site possède d’ailleurs un moteur de recherche propre au thème ainsi traité.

La décision d’agencer ainsi les différentes sources, permet à l’internaute d’avoir un panorama général, grâce aux différents flux ainsi choisis, sur un thème précis, et constitue bien un choix éditorial de la partie défenderesse.

(…)

La décision d’abonnement au flux RSS litigieux, (renvoyant à gala.fr), correspond précisément au thème choisi et au nom même du site “lespipoles”.

La partie défenderesse a donc bien, en s’abonnant audit flux et en l’agençant selon une disposition précise et préétablie, la qualité d’éditeur et doit en assumer les responsabilités, à raison des informations qui figurent sur son propre site.”

Que constate-t-on à la lecture de ce passage et à la fréquentation du site concerné ?

L’utilisateur n’intervient aucunement dans le fonctionnement du site. Si, là également, il y a un agencement spécifique, du fait du rubriquage opéré, le choix des sources (entre autres Gala, ActuStar, Entrevue) relève exclusivement de l’animateur du site6. En outre, si l’animateur de ce mashup n’avait pas non plus la maîtrise de l’information publiée à un instant i, le site étant alimenté des flux RSS, cet animateur prenait, à l’origine, la décision de s’abonner à tel ou tel flux. Enfin, le site était tout à fait spécialisé dans l’activité people. Tous points très différents du fonctionnement de Fuzz.

Au demeurant, dans la mesure où certains des sites concernés relèvent de journaux coutumiers des condamnations pour atteinte à la vie privée, il ne semble pas aberrant que le choix de s’abonner à ces sources, et de contribuer ainsi à leur diffusion, emporte quelque responsabilité.

La décision Fuzz paraît surtout devoir être mise en rapport avec une autre décision du même TGI, rendue le 19 octobre 2007. Dans cette décision, le Président du TGI de Paris a reconnu, dans le cadre d’une action en diffamation, le rôle d’hébergeur de la Wikimedia Foundation, qui héberge le site Wikipedia, et les pages qui y figurent.

Une page avait en effet été créée à propos d’une certaine personne, en révélant l’homosexualité de certains de ses collaborateurs, et en attribuant à son activisme pour les droits des personnes homosexuelles l’octroi d’un agrément de la DDASS pour l’adoption de deux enfants cap-verdiens… Or, dans ce cas, Wikimedia Foundation n’a pas été condamnée, ayant agi promptement pour retirer les propos incriminés. Vous aurez identifié là le statut d’hébergeur, reconnu à Wikipedia.

Or, ne peut-on constater quelque analogie dans le fonctionnement d’un site tel que Fuzz et dans celui de Wikipedia ?

Tout d’abord, la reconnaissance de ce statut d’hébergeur à la Wikimedia Foundation invalide le raisonnement de ceux qui entendraient réserver le statut d’hébergeur à des prestataires tels que Amen, OVH ou encore Typepad. Sur Wikipedia, nulle page “privative”.

En outre, si le design de Wikipedia est sommaire, cela reste un choix graphique. La présentation est bien un choix de la Wikimedia Foundation. Le site propose également des catégorisations, via les portails thématiques. Enfin, le site est généraliste, susceptible d’héberger du contenu people, au hasard des pages, mais également d’autres informations.

Un dernier élément, quelque peu étranger à la distinction hébergeur / éditeur, permettrait de rapprocher encore davantage Fuzz de Wikipedia, par rapport à lespipoles.com. En effet, le Président du TGI de Paris, relève :

Qu’il ne peut être considéré, comme l’évocation d’une décision que les demandeurs citent le suggère alors cependant qu’aucun élément n’est versé au débat en ce sens, que la défenderesse peut craindre que, de manière régulière, des internautes contribuant au contenu de l’encyclopédie présente sur son site peuvent être conduits à tenir des propos portant atteinte à la vie privée de tiers ou présentant un caractère diffamatoire ;

On pourrait certes considérer que cela n’est que modérément exact pour la section people de Fuzz. Pour autant, si comme souligné plus tôt, il est vrai qu’un site tel que lespipoles doit s’attendre à ce que du contenu attentatoire à la vie privée de tiers apparaisse sur son site, c’est bien moins le cas d’un site généraliste tel que Fuzz.

On peut dès lors véritablement s’interroger sur la différence de traitement entre Wikipedia et Fuzz. Et penser que Fuzz conserve des chances d’être qualifié ultérieurement d’hébergeur, même si le “combat” peut être rude.

*

Concluons.

Une fois de plus, certains donnent le sentiment de s’inquiéter de leur responsabilité a posteriori. Il y a comme une tension entre le Droit et le Net, tension en grande partie due à la rapidité d’exécution du net. En ligne, une idée se trouve bien plus rapidement mise en œuvre que dans d’autres secteurs innovants. Elle est souvent mise en œuvre par ceux-là même qui la conçoivent, seuls, ce qui peut porter certains à sauter l’étape de la réflexion nécessaire sur la responsabilité encourue dans l’activité mise en œuvre. Amis développeurs, posez-vous cette question avant.

Mais il est un peu tôt pour s’alarmer. Si Eric Dupin décide de faire appel, et si la décision du Président du TGI de Paris est confirmée, alors amis web2.zéristes, vous pourrez envisagez d’autres stratégies : la panique, la reconversion, ou la restriction d’accès. Car c’est effectivement l’avenir des digg-like qui est en jeu dans cette affaire. Le people n’est pas seul en cause7 : on peut tout aussi bien trouver sur Fuzz un lien vers un article incitant à la haine raciale, négationniste, homophobe etc., sans que cela ne puisse se concevoir à la seule lecture du lien et de l’extrait. Si les animateurs de digg-like doivent être responsables de l’ensemble des liens postés chez eux, alors, ils ne pourront continuer d’exister qu’au prix d’un investissement humain qu’ils ne sont généralement pas en mesure de consentir.

D’ici là, on peut encore penser que ce jeudi n’était pas encore noir pour le web 2.0 mais d’un gris suffisamment clair pour être neutralisé. Il n’est pas nécessaire d’en appeler dès maintenant à une réforme du régime juridique applicable car il ne s’agit encore que d’une interprétation de la loi par un juge et ce, en référé. On ne compte pas les décisions réformées8… Et quand bien même cette décision serait confirmée, cela n’empêcherait pas un autre juge de prendre une décision contraire dans une autre affaire. La jurisprudence n’est pas fixée, n’en appelons pas à l’inflation législative.

  1. comme le souligne Gilles Klein, si Fuzz est le plus emblématique des condamnés, d’autres ont connu le même sort, tels Cyrille Auber ou Croix Rousse []
  2. faisons bref, puisque ce n’est pas le cœur du sujet : l’hébergeur n’est responsable que si, dûment informé, il n’agit pas promptement pour retirer l’information incriminée []
  3. je compte sur mes lecteurs pour confirmer ou infirmer []
  4. bien évidemment []
  5. qui semble s’être davantage penché sur les modalités techniques du site en question []
  6. un autre Eric D., au demeurant []
  7. même si c’est un domaine rémunérateur, pour les people, et pour ceux qui exploitent leurs vies []
  8. ie : contredites en appel []

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